Les cours de l’après-midi achevés – temps libre sur l’île, que Mizu passait généralement isolée à lire. Mais impossible de se concentrer avec ce qu’elle traînait comme pensées parasites, alors elle errait un peu comme une âme perdue. Elle devait s’occuper, rester loin des vices qui lui souriaient gentiment. Le dortoir asiatique était chargé d’ondes morbides depuis la cérémonie du lundi précédent, aussi s’en tenait-elle loin.

Installée donc à une table du réfectoire, café et clope au bec – ces français lui donnaient de mauvaises habitudes – elle observait pensivement les reflets du lac, la lisière de la forêt, les crêtes montagneuses. Une chanson lui trottait en tête, insistante. Du bout de sa baguette, elle faisait changer de couleur les motifs de sa tasse, les volutes de sa fumée. Elle lui faisait prendre des formes improbables, un trois-mâts comme Gandalf.

Pitié faites quelque chose pour elle, avant qu'elle fasse des bêtises.

@Mononoke

Alors que son bateau commençait à ressembler sérieusement à une épave, une silhouette s'imposa au champ de vision de la jeune femme. Sa compatriote préférée avait pris place sur le banc d'en face, et ni une ni deux, allumait une cigarette avec un sourire espiègle. Mizuchi lui rendit son salut, mollement, et rapprocha le cendrier.

Mononoke était de ces recrues avec qui elle s'entendait instinctivement en confiance. Leur langue maternelle commune aidait bien sûr, mais il y avait quelque chose en elle qui donnait envie de la laisser s'enrouler autour de votre cou au mépris de la possibilité de se faire étrangler. Elle était belle, il fallait le dire, et son mutisme la rendait, paradoxalement, très charismatique. Et puis elle était de ces sorcières que le bon sens poussait à garder à ses côtés, plutôt qu'ailleurs.

Sourire aux lèvres donc, la yokai traça quelques mots sur son bras, et Mizuchi se pencha pour les lire, sa curiosité enfin piquée. La proposition était si puérile, et si géniale pourtant, qu'elle ne put s'empêcher de hausser les sourcils d'étonnement ravi.

"Très franchement ? J'en suis." fit-elle le plus sérieusement du monde. Elle tira sur sa cigarette, but une gorgée de café et s'installa sur la table, les pieds ballants. Elle jeta un regard circulaire à l'endroit, appréciant ses dimensions et les infinies possibilités de personnalisation foireuse.

"Y'a du boulot. C'est vraiment laid."

Mizuchi s'y connaissait de manière assez basique en toutes sortes d'arts et de techniques plastiques, mais ne savait pas ce que Mononoke attendait de ce pimpage improvisé. Enfin, considérant son air malicieux, elle pouvait s'attendre à une véritable explosion de créativité. C'était, aussi étrange que cela puisse paraître, exactement ce dont elle avait besoin en cet instant. Laisser sa magie prendre la forme qu'elle voulait. Mizu leva alors sa baguette, et commença par modifier la forme et la composition du bois des tables. De simples tables de pique-nique sans particularité, elles s'étirèrent pour devenir de sublimes buffets en bois précieux, comblées d'epoxy d'un bleu miroitant dans les failles. Dans ces ruisseaux de matière transparente, un courant lumineux illuminait de l'intérieur l'epoxy, et de minuscules illusions de poissons, noirs et fluets, circulaient tout le long des failles d'ébène. Alors que son enchantement se construisait, délicatement, Mizuchi sourit à Mononoke avant de s'adresser à elle en coréen.

"Merci pour ça, Yeodongsaeng. Comment vont tes bleus ?"

Plongée dans sa tâche créative, attentive à donner vie correctement aux petits poissons faisant leur vie dans l'epoxy, la tension diminuait dans les épaules de Mizuchi. Elle mettait dans son travail tout ce qu'elle souhaitait évacuer. Cela n'échappa bien sûr par à son observatrice compagne.

Le sol qu'elle était en train de refaire prenait forme sous sa baguette habile, et Mizu se perdit un instant dans les esquisses du tarot habillant progressivement le marbre. Elle comprit son intention, et s'appliqua à son tour à faire apparaître sur les dalles les étoiles et constellations de Reqem. Le coréen la réconfortait, elle aimait l'entendre rouler sous sa langue. Dommage que Mononoke ne puisse pas parler, elle aurait été ravie d'entendre sa langue dans une autre voix.