Pouvait-on parler de fuite ? Peut-être un peu. Mais Kitsune n'avait jamais prétendu être forte, ou courageuse. Pourtant, ce n'était pas par lâcheté qu'elle avait décidé de quitter l'amphithéâtre. Ce n'était pas pour ne pas voir l'exécution. Ce n'était pas par sentimentalisme, ou par sens du mélodramatique. C'était autre chose.

En arrivant sur l'île, la renarde n'avait pas nourri beaucoup d'espoirs. Elle rejoignait un projet qui la dépassait, et de loin, pour une cause dans laquelle elle ne s'était jamais sentie impliquée. Oui, elle était née moldue, mais elle était de ceux et de celles qui n'avaient jamais été en danger. Privilégiée ? Terme qui lui donnait la nausée, elle qui avait tant souffert de son sang. Pour d'autres raisons. Privilégiée pourtant, car en vie. Réalité amère, dure à avaler. Et lorsque celle-ci s'était imposée à elle, il était déjà trop tard pour espérer, car le projet avait déjà commencé à montrer ses limites. Elle ne pouvait qu'anticiper la chute, vertigineuse, mortelle, une fois que les bouts de ficelle qui le retenaient finiraient de craquer.

Lénine était un l'un d'eux.

Kitsune était contre les exécutions. Elle était contre la peine de mort. Elle considérait que chaque être, quelles que soient ses actions, méritait un procès, un avocat, une défense. Elle y croyait, car c'était le monde dans lequel elle souhaitait vivre. Réaliste néanmoins, elle savait que ce monde était une utopie, et qu'elle était un pion dans un plan plus vaste, qui ne demandait pas son avis. Alors, elle le taisait sans mal. Sans discuter. Sans rechigner. Pourquoi les autres n'en faisaient-ils pas de même ? Si la dictature leur posait problème, pourquoi avoir accepté de rejoindre l'Espéranto ? A sa connaissance, il n'avait jamais été question d'une terre promise basée sur la démocratie et la consultation populaire. Pourquoi ne pouvaient-ils pas l'accepter, et agir plus intelligemment qu'en beuglant leurs convictions à tout va ? Les divergences mettaient d'autant plus à mal un équilibre qu'ils peinaient à trouver. Les minces espoirs que Kitsune tentait de construire étaient constamment balayés d'un revers de la main. Et elle était fatiguée.

Voilà pourquoi elle se refusait d'assister à cette exécution. Voilà pourquoi elle avait fait demi-tour. Le corps sans vie de Lénine ne lui ferait pas le moindre effet. Elle s'en moquait. Etait indifférente à la mort, de surcroit à celle d'un traître. Mais elle savait que les autres se battraient, et elle ne voulait pas assister à cela. Elle ne voulait pas assister à nouveau, impuissante, à l'échec d'une idée. C'était de celle-ci dont elle ne parvenait pas à faire le deuil. Et c'était donc la tête basse et le coeur lourd qu'elle quittait l'amphithéâtre.

Bien sûr, elle ne s'était pas réellement attendu à croiser Hitodama. Cela faisait un moment maintenant, qu'ils ne s'étaient plus croisés. C'était sans doute pour le mieux. Elle s'apprêtait à l'ignorer, à éviter tout contact visuel et à continuer sa route, mais quelque chose l'en empêcha. Quelque chose dans la démarche de l'asiatique. Dans son regard. Quelque chose qui indiquait une fin. Un début. Les syllabes, durement articulés, lui échappent "Hitodama ..." Elle a envie de lui dire de ne pas y aller. De faire demi-tour, de ne pas perdre ton temps. Mais soudain, un détail attire son attention. Une valise. Il ne lui en faut pas beaucoup plus pour comprendre, et qu'un sourire teinté de tristesse ne fleurissent sur ses lèvres "Tu rentres, on dirait ?" malgré elle, le ton est soulagé. Pas qu'elle souhaitait le voir partir. Pas tant que ça. Mais leur conversation de la deuxième semaine lui revint en tête. Elle était soulagée, oui. Pas pour elle, mais pour lui. Elle perdait une personne en qui elle avait confiance, il regagnait sa liberté. Il la méritait, au fond. Bien plus qu'elle, en tout cas. "C'est une bonne chose. Tu pourras oublier tout ça. C'est pas comme s'il y avait quelque chose à en retenir de toute façon." Le vibrato de sa fois trahit son émotion, alors que ses prunelles cherchent le regard du Mahoutokoro. A quelques pas de là, elle pouvait deviner les conflits. Mais à cet instant précis, elle était purement et simplement heureuse.

Comment ça fonctionnait, un sort d'oubli, au juste ? Oubliait-on seulement les souvenirs, ou également les émotions qui y étaient associées ? Kitsune ne s'était jamais posé la question, avant ce jour. Quand il rentrerait au Japon, sans le moindre souvenir de leurs altercations, Hitodama la haïrait-il malgré tout ? La haïssait-il seulement ? C'était ce qu'il lui avait dit. Le pensait-il vraiment ? Elle l'ignorait. Elle était perdue, confuse au milieu d'émotion dont elle maitrisait à peine les termes, dont la teneur lui échappaient complètement. Pourtant, elle aurait aimé comprendre. Ce n'était pas la première fois qu'elle avait l'impression d'être une enfant face à l'incompréhension. Elle détestait cette sensation. Elle pouvait encore entendre des rires amusés résonner dans sa mémoire, de ceux qui se moquaient gentiment de ses incompréhensions, de ses peurs infondées aussi. Mais ceux-là finissaient toujours par la rassurer. Ici, personne ne prenait cette peine. Ici, personne ne s'imaginerait la serrer doucement et déposer un baiser sur son front. D'ailleurs, elle frapperait avec force la première personne qui s'y risquerait. Parce qu'ici, tout ou presque était différent.

Hitodama lui répond, sans animosité, et Kitsune sent un poids s'envoler de sa poitrine. Elle hoche doucement la tête, tandis qu'il se reprend. Elle reconnait là les us de siens. La pudeur qu'ils auraient dû partager. Les expressions neutres que la renarde refusait d'arborer. "Tu as raison." Il n'avait pas besoin de son accord, et il le savait. Mais les mots trouvaient écho en Kitsune. L'humanité ... Elle aurait aimé se retrouver dans son discours. Elle aurait aimé craindre pour la sienne également. "Il n'est pas trop tard pour toi. Préserve ton humanité. Elle est belle." Elle le pensait. Vraiment. Elle l'avait jalousé, de ressentir avec autant de force, autant de violence, alors qu'elle se transformait peu à peu en bloc de glace.

Lorsque son ancien camarade évoque la méfiance et la confiance, Kitsune ne peut retenir un sourire triste. Elle aimerait lui donner raison. Mais la méfiance était inscrite dans son ADN. Elle ne pouvait plus rien y faire. Et pourtant, elle essayait. Elle avait même réussi à accorder des bribes de confiance à quelques uns. Un progrès considérable pour qui la connaissait. Cependant, les mots du nippon ravivait en elle les braises mises à mal par l'exécution de Lénine. "Ne t'en fais pas, Hitodama. Je me battrai. Je me battrai pour moi. Pour toi. Pour tout ceux de notre sang. Je sais qu'on est plusieurs sur cette île à vraiment désirer un monde meilleur, du plus profond de nos tripes. Je les trouverai et on construira quelque chose qui tienne la route. Pour de meilleurs lendemains. Je lâcherai rien." Jamais encore elle n'avait formulé le fond de sa pensée à voix haute. Et tandis que les mots sortent de même, la voix est douce, posée. Jamais elle n'a été davantage convaincue par ses propres paroles. Au fond de son regard, un océan qui ne demandait qu'à se déchaîner. Une violence contenue, maitrisée, qu'elle apprendra à diriger. C'était ce pour quoi elle était née. Il lui avait juste fallu un peu de temps pour le comprendre. Mais à présent, rien ne l'arrêterait, sinon la mort, et encore.

La renarde s'avance d'un pas, et pose une main légère sur le bras de Hitodama. Un contact bref, comme ceux auxquels elle s'était habituée tandis qu'elle vivait à l'étranger. Ce contact humain et sincère qui lui manquait tant depuis qu'elle était rentrée, depuis qu'elle était sur l'île. "Je suis désolée, Nakaro." Ajoute-t-elle alors que son expression est redevenue bien plus grave. "Je sais que tu ne te souviendras de rien, mais c'est important pour moi que tu le saches." Parce que si un jour elle le retrouvait, si Dieu le permettait, elle espérait être accueillie en amie, même si elle ne le méritait pas. Et pas grâce à l'oubli des événements qui avaient jalonné leur parcours. "J'ai dépassé les limites, je n'aurais pas dû. Je suis profondément désolée." Elle ne s'excusait pas, ce n'était pas à elle de s'excuser. Elle ne pouvait que demander pardon et laisser Hitodama décider de s'il la pardonnait ou non. Si les rôles étaient inversés, elle savait qu'elle ne ferait preuve d'aucune clémence à son égard. Mais Hitodama était bien meilleur qu'elle. Aussi finit-elle dans un sourire peiné "Rentre bien, et vis longtemps, d'accord ?" car à cet instant, c'est tout ce qui importe réellement.